Le système d’échange des quotas de CO2 est un outil crucial pour atteindre les objectifs climatiques de l’Union européenne. Il a pourtant été totalement absent des débats publics lors des dernières élections européennes. Analyse et perspectives sur une nécessaire réforme du marché carbone par Christian de Perthuis, Économiste du Climat, créateur de la Chaire Économie du Climat de l’université Paris Dauphine.

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, les prix du gaz et du charbon se sont envolés. Celui du quota de CO2 a perdu un tiers de sa valeur. Certains ont alors cru (ou espéré) que le système européen d’échange de quotas n’allait pas résister à la nouvelle donne géopolitique. Le trou d’air a été passager. Le prix du quota s’est redressé et le cadre législatif et réglementaire visant à renforcer le marché carbone a été adopté par le Parlement et l’Exécutif européen en avril 2023.

L’essentiel reste cependant à faire.  La nouvelle législature devra mettre en application la réforme du marché carbone, dans un contexte où l’action climatique devient de plus en plus clivante au sein de la classe politique européenne, à l’image de ce qui a été observé aux Etats-Unis.

Malgré de nombreuses vicissitudes, le marché a délivré des résultats

Lancé en 2005, le marché carbone européen couvre en 2023 les émissions de CO2 du secteur de l’énergie (électricité, chaleur et raffinage du pétrole), de l’industrie lourde (sidérurgie, cimenteries, chimie, etc.) et celles du trafic aérien à l’intérieur de l’Union européenne, soit un peu plus de 40 % des rejets de CO2 liés au carbone fossile.

Complexe dans sa mise en œuvre, le principe de base du système d’échange de quotas est simple. Il s’agit d’un mécanisme de rationnement avec flexibilité. Le rationnement est imposé aux acteurs soumis au système par la fixation d’un plafond global d’émission à ne pas dépasser. Ce plafond crée d’autant plus de rareté qu’il est contraignant. Plus de rareté fera monter le prix du quota et vice versa. La flexibilité résulte de la possibilité d’échanger les quotas qui sont autant de droits à émettre une tonne de CO2. Chaque année, tous les acteurs soumis au système doivent restituer autant de quotas qu’ils ont émis de CO2. Plus le prix du quota est élevé, plus il devient coûteux d’émettre une tonne de CO2.

Cet instrument est potentiellement un puissant accélérateur de la transition énergétique car il incite au désinvestissement des énergies fossiles. Côté demande, il renchérit leur usage en incitant les utilisateurs à modérer leur consommation et à se reporter sur des énergies décarbonées. Côté offre, il incite les producteurs à trouver des substituts aux énergies fossiles.

Ce système a connu bien des vicissitudes

La principale a été la distribution trop généreuse de quotas gratuits qui a conduit à des prix trop bas et constitue forme déguisée de subvention aux énergies fossiles. Durant la décennie 2010, le mécanisme n’a pas été contraignant pour une raison basique. L’objectif européen, une baisse de 20 % des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2020, n’était lui-même pas contraignant. La meilleure preuve : il a été atteint dès 2013. Pas besoin d’un système de quotas pour viser un objectif déjà atteint. Malgré ce parcours parfois tortueux, l’instrument a délivré des résultats : entre 2005 et 2022, les émissions des installations soumises au système des quotas ont baissé de 38 %, contre 17% pour celles du reste de l’économie.

Malgré le trou d’air récent, le prix du quota reste bien supérieur à celui des années 2010

La donne a complètement changé en décembre 2020, lorsque le Conseil européen s’est accordé sur un objectif de réduction d’émission des gaz à effet de serre de 55 % entre 1990 et 2030, contre 40% antérieurement. Le marché n’a pas été long à réagir. Le prix du quota est remonté en quelques semaines au-dessus de 80 €/tonne, les acteurs soumis au système anticipant un durcissement de la contrainte. Pour atteindre l’objectif européen de réduction 55 % entre 1990 et 2030, il faudra tripler le rythme actuel de baisse (recule d’un tiers entre 1990 et 2022). En France, les calculs effectués à partir des données de l’inventaire donnent un résultat comparable. Trois réformes importantes ont donc été introduites concernant le resserrement du plafond, la fin des quotas gratuits couplée au mécanisme d’ajustement carbone à la frontière et l’élargissement du champ couver.

Le resserrement du plafond de quotas distribués

La réglementation européenne prévoit le doublement du rythme de baisse du plafond à partir de 2024 et deux retraits de quotas en 2024 et 2026. Ces mesures devraient faire baisser de 64 % les émissions des secteurs couverts par le système entre 2005 et 2030, ce qui va notamment impliquer d’engager sérieusement la décarbonation de l’industrie lourde.

Des allocations payantes et un prélèvement à la frontière pour décarboner l’industrie

Depuis 2005, les différentes activités couvertes par le système des quotas n’ont pas réagi de façon uniforme. La plus grande partie de la baisse des émissions a été obtenue dans le secteur de l’électricité et de la chaleur où un prix du carbone, même modeste, disqualifie rapidement les procédés utilisant du charbon ou du fioul lourd et où la distribution gratuite des quotas a été supprimée dès 2013 en quasi-totalité. L’industrie lourde, qui continue de recevoir gratuitement ses quotas afin de protéger les industriels européens face à leurs concurrents non soumis à une contrainte climatique équivalente, n’a de son côté guère entamé sa décarbonation.

Le deuxième pilier de la réforme consiste à supprimer d’ici 2034 cette attribution gratuite de quotas, synchronisée avec la mise en place d’un mécanisme improprement dénommé « taxe carbone à la frontière ». Ce mécanisme consiste à faire régler le prix des quotas aux importateurs de biens comme l’acier ou le ciment pour les mettre à parité avec ceux produits sur le territoire européen. Simple dans son principe, le prélèvement carbone à la frontière pose quelques problèmes techniques épineux, en particulier le traitement des produits transformés. Le mécanisme protège en effet le producteur d’acier européen, mais pas celui d’éoliennes ou d’automobiles qui utilisera un acier plus coûteux que celui utilisé par ses concurrents non européens. Or la réglementation ne prévoit pas, en son état actuel, de prélèvement à la frontière pour les produits transformés.

Le mécanisme pose également un problème politique vis-à-vis des pays tiers, souvent enclins à y voir une nouvelle forme de protectionnisme. Peu audible quand il émane de puissances comme la Chine ou les Etats-Unis, elles-mêmes orfèvres en la matière, le reproche devrait être mieux pris en compte quand il vient de pays moins avancés. Une partie de la recette perçue grâce au prélèvement carbone pourrait être utilisée pour accroître les financements internationaux au titre de la justice climatique au lieu d’être intégralement versée au budget européen.  

L’inclusion des transports et des bâtiments

La navigation civile va être graduellement incluse d’ici 2026 dans le système des quotas. Le prix des marchandises importées va ainsi incorporer le coût des émissions rejetées par les navires les transportant jusqu’aux ports européens. Les rejets de CO2 du transport maritime, jusqu’à présent passés au travers des régulations environnementales, représentent des montants comparables à ceux du transport aérien.  

Les émissions diffuses de CO2 liées aux transports terrestres, à l’usage des bâtiments et au fonctionnement des petites unités de production non soumises au système des quotas représentent environ la moitié des rejets de CO2 de l’Union européenne. Comme l’a montré l’épisode des gilets jaunes en France, appliquer la tarification carbone à ces émissions sans protéger les ménages les plus vulnérables risque de provoquer un rejet brutal du système au sein du corps social.

C’est la raison pour laquelle l’extension de la tarification carbone à ces émissions va s’effectuer de façon très prudente. La réforme prévoit qu’un deuxième système d’échange de quotas sera mis en place pour ces émissions, au plus tôt en 2027. Au démarrage, le prix du quota y sera plafonné à 45 €/t (prix moyen du quota en 2023 : 85 €/t). La totalité des quotas sera mise aux enchères, les États membres devant redistribuer leur produit aux ménages les plus vulnérables. La majeure partie de cette redistribution va s’opérer via un nouvel outil : le « Fonds social européen » qui devrait être opérationnel dès 2026.

Un système vertueux et générateur de recettes fiscales

Si le marché carbone a fait preuve d’une grande résilience face à la nouvelle donne géopolitique, la mise en place des trois volets de sa réforme va s’opérer dans un contexte de politique intérieur très incertain.

Toutefois, le système d’échange des quotas dispose d’un atout par rapport aux autres instruments de politique climatique : il ne coûte rien aux finances publiques. Mieux, il crée de nouvelles recettes : pas moins de 39 milliards d’euros en 2022 ! Ces recettes vont être amenées à s’élargir fortement avec la mise en place des réformes.

La clef de leur réussite résidera dans une stratégie ambitieuse de redistribution de ces nouvelles ressources pour assurer l’équité de la transition en accompagnant les multiples restructurations que va requérir la marche vers la neutralité climatique.

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